L’Intelligence stratégique en question
METTRE L’INTELLIGENCE AU SERVICE DE LA STRATÉGIE
L’expression « intelligence stratégique » est souvent utilisée sans être définie. Ceci peut être source de confusions, voire de quiproquos, car cette locution nominale peut être interprétée de différentes manières, selon la culture de celui qui l’emploie ou selon la culture de celui qui tente d’en saisir le sens.
IL FAUT INTERROGER LE SENS, POUR ALLER AU-DELÀ DE L’INTUITION ET SAISIR LE CONCEPT[1]
En effet, de nombreux prescripteurs, notamment formés à l’école de la sociologie des organisations et de la science politique, ont retenu les termes « d’analyse stratégique[2] » ou de « carte stratégique[3] » et les assimilent parfois à de l’« intelligence stratégique ». Mais ce ne sont là que des outils qui permettent d’analyser, puis de structurer une organisation et ses processus fonctionnels, afin que les directives du management mènent au succès de la stratégie. Il ne s’agit pas d’intelligence stratégique à proprement parler.
Sans nier l’intérêt de ces outils, adaptés à l’analyse organisationnelle, il convient de les différencier de ce qui peut être qualifié d’intelligence stratégique. Celle-ci recueille des informations qui permettent l’analyse de l’environnement : forces dynamiques en présence, terrain et modalités d’action des acteurs. L’intelligence stratégique est l’outil qui permet l’établissement des hypothèses prospectives, à partir desquelles le décideur peut concevoir sa stratégie afin d’acquérir le but qu’il s’est fixé.
C’est ce que nous allons essayer de développer et de préciser.
POURQUOI PARLER D’INTELLIGENCE ?
On se contente souvent de dire qu’il faut ici comprendre « intelligence » au sens anglo-saxon de « renseignement ». Ce qui n’est pas faux. Mais il faut aller plus loin. Il faut spécifier et montrer à quelles fonctionnalités fait appel cette intelligence, ce qui nous éclairera sur les moyens à mettre en œuvre et les avantages que l’on peut en tirer.
En quoi le renseignement est-il synonyme d’intelligence ?
Il est important ici de remonter à l’étymologie du mot pour en saisir la polysémie. Intelligence[4] est dérivé[5] du latin intellĕgĕre (« discerner, saisir, comprendre »).
Alors qu’il fut un temps où présidait une conception simplificatrice de l’intelligence, certains scientifiques et universitaires cherchant d’abord une définition simple permettant de la quantifier, il apparaît aujourd’hui nécessaire d’identifier les différentes modalités et potentialités de l’intelligence. C’est elle en effet, qui permet de passer de l’intuition au concept, mais aussi de l’inconscient perceptif au conscient structuré et de la réaction instinctive, ou conventionnelle, à la stratégie conçue et construite, afin de faire face de manière adaptée et opérationnelle à une situation nouvelle. C’est elle qui permet de construire un nouvel algorithme, plutôt que reproduire ce qui s’est déjà fait.
L’intelligence n’est donc pas uniquement un donné déterminé de la nature, mais aussi une capacité, un capital, qui permet de récolter l’information et de la traiter pour satisfaire un besoin. Les potentialités de l’intelligence demandent à être amplifiées à la fois par le doute cartésien et l’éducation de la pensée critique, mais aussi par l’usage d’outils et de modalités qui accroissent la conscience du réel, en même temps qu’elles s’appuient sur cette conscience en adaptant les processus de résolution des problèmes posés.
Les outils de l’intelligence
Quels sont les outils principaux de l’intelligence ? Il s’agit des outils qui permettent d’améliorer les représentations du réel, d’acquérir les connaissances et de comprendre les forces et rapports qui commandent l’environnement d’une organisation dans le temps et dans l’espace considéré, afin de concevoir et mener à bien sa stratégie, c’est à dire définir et acquérir son but avec les plus grandes chances de succès.
Concernant une organisation, outre l’acquisition des informations, leur traitement et la gestion – distribution des connaissances, il s’agit aussi de classifier et sécuriser l’information et d’être en mesure de manager la réputation et l’influence.
POURQUOI UNE INTELLIGENCE STRATÉGIQUE ?
Par définition, l’intelligence stratégique met les outils de l’intelligence au service de la stratégie. Nous ne reviendrons pas ici sur ce qu’est la stratégie, mais il faut souligner combien ce terme est parfois galvaudé. La stratégie est exclusivement une affaire d’acteurs et en dernier ressort, de décideur. Elle n’est donc pas le fait de l’état-major ou de l’organisation, qui en prépare les éléments, mais celle du décideur qui arbitre entre les hypothèses de solutions et dirige l’action globale. Ceci est autant vrai en matière économique (intelligence économique), qu’en matière politique ou militaire (military intelligence).
Eviter une stratégie qui mobilise insuffisamment l’intelligence
Disons qu’il arrive de voir des décideurs prendre des décisions en omettant de s’interroger sur l’apport que pourrait constituer pour eux l’usage des outils de l’intelligence en termes stratégiques.
Parmi les nombreux exemples que nous pouvons donner de situations où l’usage de l’intelligence stratégique peut être salutaire, nous pouvons citer trois exemples :
– Dans le cadre d’un plan de développement, une société souhaite saisir des opportunités identifiées, mais peut oublier de réaliser une véritable veille concurrentielle et conjoncturelle. Des sociétés importantes ont été ainsi piégées par une analyse trop superficielle du contexte politico-économique et concurrentiel, où les forces conjuguées de différents facteurs ont modifié la donne et conduit à un échec.
– Dans le cadre d’un développement à l’international, trop nombreuses sont les entreprises qui sous-estiment le facteur multiculturel et ne travaillent pas assez les données utiles au management interculturel d’un projet. Nous entendons par là que les compétences d’expertise sont insuffisantes pour mener à bien un projet à l’international et que les compétences interculturelles sont bien souvent négligées ou examinées insuffisamment. Il peut en découler des problèmes importants en termes de délais, voire de rupture entre partenaires.
– Enfin, dans le cadre d’une planification stratégique, ce n’est pas seulement la cartographie des acteurs et leur connaissance a priori qui sont l’essentiel, mais plutôt la dynamique dans laquelle ils se trouvent et son évolution, ce qui permet d’envisager les différentes hypothèses prospectives de travail en fonction du terrain choisi ou imposé. Ceci induit également la mise en place d’une veille conjoncturelle visant à vérifier la manière dont évoluent les paramètres dimensionnants de la feuille de route.
Nous pourrions multiplier ces exemples, mais ceux-ci parleront au lecteur et suffiront à leur faire imaginer la suite…
Internalisation – externalisation
Evidemment, une fois que l’on a bien saisi l’importance « stratégique » qu’il y a à s’adjoindre des moyens d’« intelligence », la question se pose de savoir comment une organisation peut le mieux évaluer et trouver ces moyens pour les mettre à sa disposition.
Dans une organisation opérationnelle, le service d’évaluation et de gestion des informations critiques est situé au niveau de l’état-major et c’est lui qui évalue la situation des parties prenantes sur l’échiquier, dans l’espace de manœuvre et dans la zone d’intérêt, c’est-à-dire l’espace dans lequel peuvent exister des forces impactant l’espace de manœuvre.
Evidemment, un grand groupe ou une organisation importante aura internalisé un tel service, même si une partie des missions est souvent externalisée. Mais pour des organisations ayant des besoins spécifiques, morcelées ou de taille plus modeste, il sera nécessaire d’externaliser de service. N’ayant souvent pas les moyens de s’adjoindre un tel service de manière autonome, elles peuvent alors être amenées à le mutualiser.
Vient alors la question de trouver la structure la mieux adaptée à cette mutualisation et au partage modularisé des informations ciblées. Des questions trop peu souvent abordées, mais qui font pourtant la différence entre les différents « clusters » et autres « pôles de compétitivité ». La réussite ou l’échec de certaines structures, souvent mal analysée, est en effet fréquemment due à sa capacité ou incapacité à acquérir et assimiler les informations compétitives et stratégiques ; c’est-à-dire celles qui lui permettront d’être effectivement compétitives et d’entrer sur les marchés, ou mieux encore d’acquérir le but fixé et planifié dans le plan d’affaire.
AU TOTAL
L’intelligence stratégique autorise toute organisation privée ou publique, concurrentielle ou de l’économie sociale et solidaire, à concevoir une véritable planification stratégique adaptée au contexte, avec une vision prospective raisonnable. Elle permet aussi la conduite adaptée de l’action, grâce à la veille conjoncturelle et à l’analyse en cours d’action.
Ainsi, elle permet notamment aux jeunes entreprises d’identifier les éléments périphériques qui ne manqueront pas d’avoir un impact sur leur activité. Grace à cette capacité d’anticipation, elles mettront en place les actions et leviers d’influence permettant d’assurer leur compétitivité.
Le secteur de l’intelligence économique s’est considérablement structuré durant ces dix dernières années et une place croissante est donnée aux sociétés privées[6], permettant une meilleure adaptation aux réalités du terrain et une meilleure subsidiarité, ce qui sert à la fois la déconcentration et la décentralisation coordonnées au niveau des Etats, mais aussi l’auto-organisation des tissus économiques d’entreprises privées et publiques, non seulement à l’international, mais encore dans les espaces nationaux et locaux.
[1] Nous pouvons décrire deux modalités de connaissance de la réalité : l’une intuitive, liée à notre sensibilité au monde, et l’autre par la construction d’abstractions conceptuelles. Cf. Encyclopédie Universalis
[2] L’analyse stratégique de Crozier et Friedberg est un concept de sociologie des organisations qui analyse la stratégie des acteurs. Elle ne permet en rien d’orienter la stratégie de l’organisation elle-même.
[3] « Les cartes stratégiques sont des diagrammes qui décrivent comment une organisation peut créer de la valeur : en connectant les objectifs stratégiques de l’entreprise dans les relations de cause à effet entre eux ». cf. site Carte Stratégique Kaplan Norton
[4] Dès les années 1500, intelligence signifie « relation plus ou moins secrète entre différentes personnes » cf . https://www.cnrtl.fr/etymologie/intelligence
[5] (XIIe siècle) Emprunté au latin intelligentia, « faculté de percevoir, compréhension, intelligence », dérivé de intellĕgĕre (« discerner, saisir, comprendre »), composé du préfixe inter- (« entre ») et du verbe lĕgĕre (« cueillir, choisir, lire »). Étymologiquement, l’intelligence consiste à faire un choix, une sélection. Cf. https://fr.m.wiktionary.org/wiki/intelligence
[6] Du renseignement à l’intelligence stratégique, Jean-Luc Angibault, Dans Hermès, La Revue 2016/3 (n° 76), pages 93 à 97 ; https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2016-3-page-93.htm#