Analyse – Vers un devoir de vigilance européen contraignant ?
L’Union européenne est en passe d’adopter une nouvelle directive sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises, inspirée par la loi française en la matière. Il s’agit d’un texte ambitieux, qui a pour objectif de contraindre l’ensemble des entreprises européennes à s’acquitter de leur devoir de vigilance, en s’assurant que leurs activités ne portent pas atteinte aux droits de l’Homme, à l’environnement ou à la bonne gouvernance et de garantir que les entreprises peuvent être tenues responsables de ces incidences. Le but des instigateurs du texte est de garantir des produits équitables aux consommateurs européens, une protection renforcée pour les travailleurs et un meilleur accès à la justice pour les victimes. Il s’agit également de priver les entreprises européennes de la possibilité de se cacher derrière les délocalisations.
Qu’est-ce que le devoir de vigilance ?
Le devoir de vigilance est l’obligation faite aux entreprises donneuses d’ordre de prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance liés à leurs opérations mais qui peut aussi s’étendre aux activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux (sous-traitants et fournisseurs)[1].
Le Commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, lors du Webinaire du groupe parlementaire européen Responsible Business Group sur le devoir de vigilance, le 29 avril 2020, a défini le devoir de vigilance comme un « processus ayant pour but d’identifier, de prévenir et d’atténuer les atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement pouvant résulter des activités de l’entreprise concernée ou de sa chaîne d’approvisionnement »[2].
Une tendance qui répond à un changement de paradigme
Il aura fallu attendre la crise causée par la pandémie mondiale pour mettre en lumière la nécessité d’une réglementation globale et contraignante sur le devoir de vigilance. L’importance croissante de la prise en compte de la question des droits de l’Homme dans les chaînes d’approvisionnement révèle un changement profond dans la perception des investisseurs du risque lié à ces questions et des moyens pour y faire face. Aujourd’hui, le respect des droits de l’Homme n’est plus une demande émanant uniquement de la société civile ; l’investisseur lui-même, ayant expérimenté les pertes causées par la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement, est demandeur de ces nouvelles normes.
Certains États membres, notamment la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont adopté des législations contraignantes pour le devoir de vigilance. D’autres États membres envisagent actuellement l’adoption de telles législations, comme l’Autriche, la Suède, la Finlande, le Danemark et le Luxembourg. Le 10 juin 2021, le parlement norvégien a approuvé une nouvelle loi qui crée l’obligation pour les entreprises de faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme et de travail décent sur toute la chaîne de valeur, mais sans inclure les considérations environnementales.
Au niveau international, l’ONU a entamé des démarches pour la mise en place d’un instrument international juridiquement contraignant, mais elles n’ont toujours pas abouti.
Que dit le projet de directive européenne ?
Le caractère novateur du texte en cours de préparation réside dans le fait que le devoir de vigilance sera pour la première fois une obligation légale, dont le manquement serait passible de sanctions, et qui s’impose aux entreprises européennes de tous les secteurs, contrairement aux législations sur le devoir de vigilance ciblant des secteurs spécifiques, comme le règlement relatif aux minerais originaires de zones de conflit. Le devoir de vigilance dans son acception globale, revêtait jusque-là un caractère volontaire non contraignant, découlant des principes directeurs de l’ONU et de l’OCDE pour les entreprises responsables.
Conformément à cette directive, les entreprises seraient tenues de mettre en place et de publier une stratégie de vigilance. Il s’agit d’un document dans lequel les entreprises identifient les incidences préjudiciables potentielles ou réelles de leurs activités ou leurs relations d’affaires sur les droits de l’homme, l’environnement et la bonne gouvernance. Le champ d’application du texte comprend les filiales et les relations commerciales d’une entreprise tout au long de sa chaîne de valeur, y compris les fournisseurs et les sous-traitants, directement ou indirectement liés à ses activités.
Par conséquent, les effets de la nouvelle réglementation européenne sur le devoir de vigilance s’étendent au-delà du territoire de l’UE. En effet, elle s’applique aussi aux entreprises « qui sont régies par le droit d’un pays tiers et qui ne sont pas établies sur le territoire de l’Union lorsqu’elles opèrent sur le marché intérieur en vendant des marchandises ou en fournissant des services ».
Une consultation publique a été lancée fin 2020 pour aboutir à un rapport parlementaire avec une proposition de directive en février 2021. Les eurodéputés ont voté la résolution portant le projet de directive à 504 voix pour et 79 contre, le 10 mars 2021.
Initialement prévue pour le mois de juin 2021, la directive fait l’objet d’une intense campagne de lobbying qui vise à empêcher, sinon retarder son adoption, ou du moins alléger ses dispositions au maximum pour les vider de leur substance. C’est ce que révèle un rapport publié en juin 2021 par un collectif d’ONG[3] (composé de : Les Amis de la Terre France, Friends of the Earth Europe, ECCJ et Corporate Europe Observatory), et qui dénonce les différentes pratiques de lobbying à l’encontre du texte de loi. Parmi les revendications des groupes de pression, la limitation du champ d’application. En effet, les multinationales souhaiteraient que la directive se limite aux fournisseurs « de rang 1 », compte tenu de la complexité qu’entrainerait son extension à l’ensemble de la chaîne de valeur. Ces débats risquent de retarder le texte jusqu’à fin 2021.
La présente analyse a été réalisée par Mme Samah Cherkaoui, consultante en intelligence économique au sein de Compagnie Méditerranéenne d’Analyse et d’Intelligence Stratégique (CMAIS) en charge des questions liées au droit international, au lobbying et au règlement des conflits internationaux.
[1] https://responsiblebusinessconduct.eu/wp/2020/04/30/speech-by-commissioner-reynders-in-rbc-webinar-on-due-diligence/
[2] https://www.novethic.fr/lexique/detail/devoir-de-vigilance.html
[3] Rapport sur les pratiques de lobbying visant la directive sur le devoir de vigilance intitulé « Tirées d’affaire ? Le lobbying des multinationales contre une législation européenne sur le devoir de vigilance » et publié en Juin 2021.